IX
DU VIN ET DU FROMAGE

Le capitaine de vaisseau Charles Farquhar se dirigea vers l’arrière pour saluer Bolitho, qui montait sur le pont. Farquhar ne portait ni veste ni coiffure, mais réussissait tout de même à garder une certaine élégance, et sa chemise amidonnée était aussi nette que si elle venait de sortir de la blanchisserie.

Il annonça de sa voix la plus protocolaire :

— En route au sudet, monsieur.

Bolitho acquiesça puis leva les yeux vers sa marque et les vergues. Le vent avait légèrement tourné pendant la nuit et il paraissait clair qu’il était également en train de faiblir.

Il prit une lunette dans le râtelier et la posa sur les filets sous le vent. A vrai dire, on eût cru que la scène était figée, que les voiles faisaient semblant de mouvoir les bâtiments. Pourtant, trois semaines épuisantes s’étaient écoulées depuis que Herrick était passé sur l’Osiris, dont deux passées à patrouiller le long de ce tronçon de côte. La mince bande de terre d’un bleu profond lui était devenue familière. C’était à devenir fou, de savoir qu’un peu plus loin se trouvait Toulon avec son port si animé. Dernière ses remparts, voilà où se trouvait la réponse à ses questions et à ses doutes.

— Pas la moindre voile en vue, qu’ils aillent au diable, laissa tomber Farquhar.

Bolitho rangea la lunette et se tourna vers le pont principal du Lysandre. Le quart du matin était en cours, un quart qui en suivait tant d’autres. Partout, sur les ponts, en haut, les hommes étaient au travail, occupés à faire des épissures, à peindre, à goudronner les bas haubans, à examiner mille et une choses qui pouvaient devenir sources d’avaries.

Le golfe du Lion était incroyablement désert, on aurait pu en rire. Les Français devaient savoir qu’une force ennemie était présente dans leurs eaux. Le moindre bateau de pêche les aurait vus et aurait signalé leur présence aux garnisons côtières. Peut-être étaient-ils trop occupés pour s’en soucier, ou bien trouvaient-ils parfait de laisser les Britanniques s’épuiser à briquer sans fin la zone, brûlant leurs vivres et leurs réserves, sans rien à se mettre sous la dent.

— Il nous faut obtenir des renseignements rapidement, sans quoi nous devrons nous rapprocher encore des côtes.

— Ah, si nous avions davantage de frégates, monsieur ! fit remarquer Farquhar.

Bolitho dut se contraindre pour ne pas répliquer vertement. Ce n’était pas la faute de Farquhar. Mais c’était chaque fois la même chose : ils étaient toujours à court de frégates, sans lesquelles les opérations consistaient à rechercher un aveugle dans une pièce obscure.

Il se tourna vers l’arrière. La misaine de l’Osiris se remplissait, se vidait au gré d’un vent incertain, comme si le bâtiment avait du mal à respirer. Il se trouvait à environ un mille et il apercevait à peine, un peu plus loin, le bord sous le vent de la prise, le Segura. Il se demandait comment Probyn menait sa patrouille dans l’est de Toulon, au large de ces petites îles qui protègent les atterrages. Il avait le Busard de Javal avec lui, tandis que le reste de l’escadre devait se contenter de leur unique corvette. Il distinguait à peine les voiles beiges de la Jacinthe qui se détachaient sur les côtes de France comme des coquillages. Inch avait certainement conscience de l’importance de son rôle, il fallait seulement espérer qu’il ne se laisserait pas entraîner trop près de terre par son impétuosité. Dans ce genre de situation, il pouvait se voir privé de vent ou tomber pile dans le champ d’une batterie côtière bien située.

Il se détourna pour regarder de nouveau l’Osiris. Trois semaines, et il avait pensé à Herrick chaque jour.

Farquhar, qui avait surpris son regard, lâcha :

— Il se comporte bien.

Comme une marque d’intérêt discret. Bolitho avait déjà noté ce trait chez son fringant capitaine de pavillon. Quand il débarquait d’un bâtiment et quel que fût le temps qu’il avait passé à bord, quelques grands événements qu’il y eût vécus, Farquhar était capable de le chasser définitivement de ses pensées. Il manifestait une absence totale de sentiments, une capacité à ne vivre que dans le présent et dans ce qu’il lui promettait.

Cependant, il était bien obligé d’admettre que Farquhar avait fait la preuve de son efficacité à bord. L’école à feu, les compétitions entre ponts avaient diminué de quelques minutes les temps de chargement et d’ouverture du tir.

Bien qu’il donnât l’impression de consacrer beaucoup de temps à ses loisirs, Farquhar n’était jamais très loin lorsque l’on avait besoin de lui. Et tous ses officiers, de Gilchrist à l’aspirant Saxby, n’avaient guère tardé à s’en rendre compte.

Il avait toujours eu une réputation de dureté. Mais, jusqu’ici, il ne s’était jamais comporté en tyran. Il avait épluché tous les livres du bord dans les quelques heures qui avaient précédé la remise en route de l’escadre, des registres de punitions aux rôles d’équipage en passant par les documents salis de goudron qui enregistraient l’état des stocks de toile ou d’huile.

C’était un autre côté de son caractère. Bolitho, tel qu’il était, n’avait pas pensé une seule seconde que son propre exemple avait fini par porter ses fruits.

Il aperçut le lieutenant de vaisseau Fitz-Clarence qui arpentait fiévreusement le bord sous le vent de la dunette. Encore une nouveauté. Farquhar avait très rapidement relevé le second lieutenant de la monotonie de la prise à bord du Segura et l’y avait remplacé par un maître. Dès que le temps l’avait permis, il avait rappelé celui-ci à bord pour le remplacer par un autre. Les aspirants, les officiers-mariniers, même Gilchrist qui s’en était offusqué, chacun avait eu son tour. La mesure semblait judicieuse, et cela les maintenait à leur place.

Mais Farquhar n’avait jamais sollicité la moindre autorisation : en tant que capitaine de pavillon, il considérait tout ceci comme un droit.

Il avait même réduit le nombre des punitions, non leur sévérité. Il examinait personnellement chaque cas et, si un matelot malchanceux avait commis une faute vénielle ou si la faute avait été causée par le manque d’attention d’un supérieur, il annulait la sanction. Pour enfoncer encore le clou, il donnait à l’accusateur un surcroît de tâches à effectuer. Mais, si la faute était démontrée, il fixait des punitions beaucoup plus dures que celles que Herrick avait jamais ordonnées. C’était là, apparemment, sa seule faille.

— Nous allons bientôt perdre de vue la Jacinthe ou le Busard, monsieur, déclara soudain Farquhar.

Mais cela ressemblait plus à une interrogation.

— Oui.

Bolitho se mit à marcher lentement le long du bord au vent. Les coutures du pont lui collaient aux semelles, il sentait la chaleur lui tomber de dessus des pavois. Et il n’était pas neuf heures du matin. Il faisait chaque jour un peu plus chaud, ce qui créait quotidiennement un peu plus de tension chez ceux qui enduraient ce climat. Farquhar avait mis le doigt là où cela faisait mal : il ne pouvait plus attendre, il devait adresser une dépêche à l’amiral, pour lui donner ses propres estimations des préparatifs et des intentions des Français. Une fois qu’il aurait envoyé l’un des bâtiments d’éclairage dont il avait désespérément besoin, il serait engagé : il faudrait en subir les conséquences s’il avait tort, ce qui, en soi, n’avait guère d’importance.

Si seulement Inch avait réussi à capturer ce brick espagnol avant que les deux bâtiments français ne l’eussent contraint à prendre le large ! Il aurait pu l’envoyer à l’amiral.

Il s’arrêta, s’abrita les yeux pour examiner la prise. Elle était trop lente, trop vulnérable. Et il pouvait encore l’utiliser comme leurre. Il songea à sa cargaison. Il pouvait aussi en faire une monnaie d’échange.

On entendait des chocs métalliques. Il s’approcha de la lisse pour observer des aspirants qui n’étaient pas de quart et qui s’entraînaient au sabre et au coutelas.

Farquhar lui jeta un coup d’œil :

— J’ai estimé que les talents de Mr. Pascœ seraient bien utilisés ainsi, monsieur – rien dans le ton ne trahissait la moindre arrière-pensée. Il a en tout cas prouvé son habileté en une certaine occasion, contre l’un de mes lieutenants… – petit sourire – … et il a bon œil.

Bolitho regardait Pascœ qui marchait derrière les deux aspirants en leur parlant à tour de rôle. Le visage cramoisi sous l’effort, ils savaient visiblement que leur commodore et leur capitaine les observaient.

Cling, clang, les lames s’agitaient à un rythme effréné. Les choses étaient pourtant bien différentes au cours d’un combat réel, songeait Bolitho, lorsque jouaient la fureur, la folie qui s’emparaient de vous pour vous faire abattre un homme avant qu’il vous eût lui-même allongé sur le pont.

Gilchrist apparut sous le passavant bâbord.

— Vous auriez mieux à faire, monsieur Pascœ !

Bolitho sentit Farquhar se raidir puis le commandant cria :

— Mais qu’est-ce qui lui prend, à ce salopard ?

Fitz-Clarence avançait de manière bizarre le long du bord sous le vent pour essayer de prévenir Gilchrist qu’il n’était pas seul.

— Monsieur Fitz-Clarence, cria Farquhar, je vous serais reconnaissant de vous tenir tranquille !

Il se tourna vers Gilchrist qui levait la tête :

— Vous disiez, monsieur Gilchrist ?

— Cet exercice n’est pas exécuté selon les règles, répliqua le second.

Bolitho assistait à ce petit drame en silence. Les aspirants s’étaient figés, le bras en l’air, tenant leurs sabres dans des positions bizarres. Des marins qui travaillaient dans les enfléchures au vent s’étaient arrêtés pour regarder. Leurs corps hâlés luisaient au soleil. Et Pascœ au milieu de tout cela, qui regardait Gilchrist d’un œil sombre. Seule sa respiration saccadée trahissait sa colère.

Et Farquhar. Il lui jeta un coup d’œil et surprit le regard glacé de ces yeux bleus. Farquhar avait maintenu Gilchrist au travail dans la discipline. Maintenant, tout éclatait à découvert. Il se souvint de sa bouffée de colère : Mais qu’est-ce qui lui prend, à ce salopard ?

Farquhar fit claquer ses doigts :

— Bosco ! Allez me chercher mon sabre !

Il gagna le passavant sous le vent et se pencha à la lisse, les yeux toujours rivés sur Gilchrist qui se trouvait plus bas, du bord opposé.

— Monsieur Pascœ, arrêtez avec ces garnements !

Il attrapa sans se retourner ce que lui tendait le bosco apeuré qui courait jusqu’à lui.

— Je crois savoir que vous avez perdu votre sabre au cours de quelque affaire aventureuse avec les Espagnols, monsieur Pascœ.

Il sortit le sien de son fourreau pour le mirer au soleil d’un œil critique.

— C’est une lame de qualité. Elle m’a été offerte par feu mon oncle.

Et il se tourna vers Bolitho pour ajouter :

— Je crois savoir que Sir Henry préférait quelque chose d’un peu plus lourd, monsieur… – puis il lâcha brièvement : Avec votre permission, monsieur.

Et, lançant le sabre droit sur Pascœ :

— Attrapez !

Bolitho essaya de ne pas tressaillir en voyant le jeune homme faire un bond pour s’en emparer au vol.

Farquhar avait l’air très détendu.

— Et maintenant, monsieur Gilchrist, voulez-vous être assez bon pour croiser le fer avec notre enseigne ; peut-être les aspirants apprendront-ils quelque chose, n’est-ce pas ?

Les yeux de Gilchrist allaient de Farquhar à Pascœ ; il semblait fou de rage.

— Vous me demandez de me battre en duel, monsieur ?

Il avait du mal à prononcer deux mots.

— Pas en duel, monsieur Gilchrist, répondit Farquhar qui regagnait la dunette. Un entraînement, si vous préférez.

En arrivant près de Bolitho, il ajouta tranquillement :

— N’ayez crainte pour Mr. Pascœ, monsieur.

Gilchrist s’était fait porter son sabre par le garçon du carré et le tenait cramponné devant lui comme s’il ne l’avait jamais vu de sa vie.

— A la première touche, annonça-t-il…

Il regardait les aspirants d’un air désespéré. Luce était presque hilare et, à l’autre bout, Saxby restait planté là, bouche bée, les yeux écarquillés comme des soucoupes.

Gilchrist sembla comprendre soudain l’absurdité de sa situation et ordonna sèchement :

— En garde, monsieur Pascœ !

Les lames glissaient l’une sur l’autre, virevoltaient en projetant des éclairs sur le pont comme des langues d’acier.

Bolitho observait l’assaut, la gorge sèche. Il vit la maigre silhouette de Pascœ tourner autour d’un dix-huit-livres, ses pieds tâtant les planches, jambe droite fendue pour conserver son équilibre. Il mourait d’envie de détourner les yeux et de regarder Farquhar. Que faisait-il ? Essayait-il de démanteler l’arrogance de Gilchrist, ou bien voulait-il utiliser le talent de Pascœ pour rappeler à Bolitho le souvenir de son frère défunt ?

Peut-être Farquhar se remémorait-il en ce moment un événement de leur passé. Ce jour où ils avaient été faits prisonniers par Hugh Bolitho, à bord de son corsaire américain. Il y avait peu de chances qu’il l’eût oublié, pas plus que ne lui échappait comment avait commencé la chute de Hugh : elle remontait au jour où il avait tué un de ses camarades alors qu’il était au service du roi. Dans un duel.

Il entendait Gilchrist respirer bruyamment, véritable concentré de colère et de haine. Il força la garde de Pascœ et l’obligea à reculer de plusieurs pas avant qu’il réussît à se reprendre.

— Regardez comme la colère lui donne du talent au sabre, laissa tomber tranquillement Farquhar, comme s’il se parlait à lui-même. Regardez-le, il pousse son avantage, il utilise sa force.

Il eut un hochement de tête d’approbation :

— Il a une plus grande allonge, il est plus résistant que Mr. Pascœ, mais…

Bolitho vit la garde de Pascœ se dresser, passer sous la lame de son adversaire qu’il rejeta de côté avant de la faire voler de l’autre côté du pont.

Gilchrist recula, les yeux rivés sur la pointe immobile dirigée droit sur sa poitrine.

— C’est bien, fit Farquhar en se dirigeant à petits pas vers la lisse – bien mené.

Et se tournant vers Gilchrist :

— Je vous félicite tous les deux.

Il se tourna vers les aspirants, qui restaient comme tétanisés :

— Je pense que c’est une sacrée leçon, hein ?

Bolitho respira profondément. Une leçon, ça oui ! Pour eux tous.

Le pilote de quart, qui avait suivi le spectacle avec les autres, leva soudain les yeux en mettant ses mains autour de ses oreilles :

— Le bruit du canon, monsieur !

Bolitho fut brutalement arraché à ses pensées.

— A quelle distance ?

Puis il l’entendit, comme le bruit du ressac sur les rochers. Étouffé, mais il n’y avait pas à s’y tromper.

— C’est dans l’est, monsieur, compléta le pilote en indiquant la direction, tribord avant. J’en suis sûr.

Farquhar arrivait.

— C’est bien vu, monsieur Bagley.

Il s’approcha du compas, l’examina pendant plusieurs secondes :

— Je demande l’autorisation d’aller investiguer, monsieur – il regardait Bolitho en esquissant un sourire – avant que le vent nous laisse tomber avec un peu plus de temps à… comment dire ?… à occuper.

Bolitho fit signe que oui.

— Signalez à l’escadre d’envoyer toute la toile. Et la Jacinthe aussi, si vous parvenez à attirer l’attention du commandant Inch.

Farquhar s’approcha de la lisse comme Gilchrist apparaissait en haut de l’échelle bâbord.

— Rappelez l’équipage ! – la voix était redevenue tranchante, comme indifférente à la confusion de Gilchrist. Envoyez la grand-voile et les bonnettes également, si besoin est.

Il se tut un instant pour écouter les trilles des sifflets qui appelaient l’équipage dans l’entrepont.

— Nous allons abattre de deux quarts – un coup d’œil au pilote. Et espérons que Mr. Bagley ne s’est pas trompé.

Tandis que les hommes se hâtaient de gagner leurs postes, qui aux bras, qui au pied des mâts, Pascœ arrivait en courant sur la dunette pour superviser les timoniers de Luce. Bolitho l’arrêta au passage :

— Je suis content de ce que vous en ayez encore réchappé, Adam.

La figure du jeune homme se fendit d’un large sourire :

— Ce fut facile, mon oncle.

— Peut-être cette fois-ci, coupa Bolitho. Mais ce n’était pas votre façon de faire habituelle, je le sais très bien.

Le sourire s’évanouit :

— Je suis désolé, euh… monsieur.

— Si vous avez envie de croiser le fer à l’avenir, je vous prie de me demander la permission, Adam.

Pascœ hésita un instant, puis, avec un timide sourire :

— Bien monsieur.

— Allez, vous pouvez disposer. Je n’ai pas envie d’attendre demain pour faire ces signaux.

Farquhar s’approcha de lui près de la lisse :

— Un jeune homme de talent, monsieur.

Leurs regards se croisèrent. Bolitho répondit :

— Et je vous serais obligé, commandant, de m’aider à le maintenir dans cette voie.

Farquhar se contenta de sourire puis alla surveiller les hommes qui grimpaient sur les vergues.

Le major Leroux apparut par l’échelle de poupe et salua.

— Au bruit, on dirait qu’il y a deux bâtiments, monsieur. Sans doute le Nicator ou le Busard aux prises avec un français.

Bolitho leva les yeux vers la grand-voile qui se gonflait, libérée de sa vergue. Le fracas de la toile masquait le bruit du canon.

— J’espère que vous avez raison, major.

Leroux surveillait ses propres hommes qui s’activaient aux bras d’artimon. Il ajouta sur un ton presque badin :

— Cuttler, l’un de mes caporaux, est un excellent tireur, monsieur. S’il avait exercé ses talents dans les foires, il serait certainement devenu riche et prospère.

Puis il s’éloigna pour aller écouter le lieutenant Nepean qui venait faire son rapport.

Allday arrivait sur le pont.

— C’est un petit rusé, ce major Leroux, monsieur.

— Que voulez-vous dire ? fit Bolitho en le regardant.

Allday se mit à sourire :

— Il avait placé ce caporal, Cuttler, dans la coursive du carré. Avec ce long mousquet dont il est si fier.

— Voulez-vous dire qu’il avait donné l’ordre à Cuttler de se tenir paré à tirer ?

Il regardait son Allday, toujours aussi souriant.

Le bosco hocha négativement la tête.

— Pas exactement, monsieur. Il lui a demandé s’il serait capable d’atteindre un sabre dans la main de quelqu’un, si nécessaire.

— Allday, je ne vous connais plus, fit Bolitho en s’approchant des filets.

Puis il s’aperçut que Leroux l’observait. Son visage ne manifestait rien. Et l’espace d’un court instant il se sentit presque désolé pour Gilchrist.

 

Bolitho se pencha en arrière pour examiner la pyramide de toile du Lysandre. Un vaisseau de ligne, certes, mais que Farquhar menait avec l’impétuosité d’un capitaine de frégate.

Pratiquement vent arrière, le bâtiment marchait bien. Les vergues et les haubans vibraient sous la traction de l’énorme surface des voiles. Même ainsi, l’étrave plongeait lourdement et de grandes gerbes d’embruns arrosaient copieusement le gaillard, dans un grand envol de gouttes argentées.

Bolitho grimpa à mi-pente d’une échelle. Ses cheveux volaient au vent tandis qu’il essayait de mieux distinguer ce qui se passait devant, au-delà du boute-hors qui plongeait et se relevait en cadence. Les coups de canon avaient cessé, il apercevait un nuage de fumée brunâtre qui dérivait lentement sur l’horizon, ainsi que la vague silhouette d’un gros bâtiment sous voilure réduite.

Il entendit Luce qui appelait du chouque du grand mât :

— C’est le Nicator, monsieur !

Farquhar, qui avait envoyé Luce dans les hauts avec une forte lunette, cessa d’arpenter le pont et cria :

— J’aimerais bien que ce soit vrai ! – et, se tournant vers Fitz-Clarence : Mais sur quoi diable peut-il bien tirer ?

Luce appelait de nouveau, tout excité et inconscient de la tension qui régnait sous son perchoir :

— Un autre vaisseau sous son vent, monsieur ! Je crois qu’ils sont à l’abordage !

Farquhar fit subitement demi-tour.

— Monsieur Pascœ, si vous ne trouvez pas indigne d’un enseigne d’escalader les enfléchures comme un vulgaire singe, je vous serais obligé de me fournir un compte rendu plus objectif.

Pascœ fit un sourire, se débarrassa de sa veste et entama son ascension.

Farquhar, voyant que Bolitho le regardait, haussa les épaules.

— Luce appartient à une excellente famille, mais j’ai peur que son art de la description ne soit plus adapté à la poésie qu’aux besoins d’un bâtiment de guerre.

Bolitho leva les yeux. Pascœ se déhalait dans les enfléchures de hunier et atteignit bientôt la hune de perroquet. Comme cela paraissait facile ! Il concentra son attention sur les deux bâtiments visibles dans le lointain, incapable de supporter plus longtemps la torture que lui infligeait son horreur des hauteurs.

— Une lunette, je vous prie.

On lui en passa une et il la pointa à travers le gréement incliné. Oui, on reconnaissait aisément la silhouette trapue du Nicator et la couleur jaune sale de sa figure de proue. Un peu plus loin, il aperçut trois mâts, un seul à phares carrés, à première vue.

Il entendit Pascœ crier :

— Un trois-mâts barque, monsieur ! Je distingue son pavillon ! – silencieux, Farquhar regardait le mât qui oscillait à en avoir les larmes aux yeux. Un Yankee, monsieur !

Farquhar se tourna vers Bolitho.

— Comme si nous n’avions pas assez d’ennuis, lâcha-t-il amèrement.

Bolitho essayait de dissimuler sa déception à tous ceux qui attendaient ses réactions. Un navire marchand, américain, qui vaquait à ses affaires. Ils ne pouvaient rien y faire, même en supposant qu’il commerçait avec l’ennemi. Le blocus était une chose, mais déclencher une nouvelle guerre contre les États-Unis tout récemment créés risquait de ne pas susciter trop d’enthousiasme chez le roi ou au Parlement.

— Signalez aux autres de rester dans la zone de patrouille.

Il devinait une pointe de terre, à demi cachée par la brume.

— Nous avons pris suffisamment de risques en restant si près des îles d’Hyères pour ne pas y ajouter celui de mettre toute l’escadre au plein.

— Bosco, appela Farquhar, convoquez-moi Mr. Luce sur le pont !

Quelques minutes plus tard et en réponse aux signaux de Luce, l’Osiris et la prise les quittèrent pour entamer leur difficile retour vers la haute mer.

— Signalez au Nicator que nous le rallions directement, ordonna Bolitho.

Que pouvait bien fabriquer Probyn ? Il était certes humain d’avoir du ressentiment à la vue d’un pavillon américain, surtout pour des gens qui, comme Probyn, avaient été faits prisonniers au cours de la révolution. Mais tout cela était du passé et appartenait désormais à l’histoire. Si quelque acte stupide devait déclencher une guerre, l’Angleterre se retrouverait dans une situation pire que jamais. Il lui faudrait se battre contre la France et l’Espagne, en y ajoutant une Amérique qui était nettement plus puissante que quinze ans plus tôt.

— Le Nicator a fait l’aperçu, monsieur.

Luce était à bout de souffle après sa descente par le pataras.

— Très bien.

Il leur fallut encore une demi-heure avant de pouvoir être assez près pour mettre en panne. A ce moment, le Nicator s’était dégagé du bâtiment américain, mais, comme ce dernier dérivait sous le vent, Bolitho avait discerné à son bord des tuniques rouges, les fusiliers de Probyn.

— Mettez mon canot à l’eau, ordonna-t-il – et, à Farquhar : Je vais essayer de gagner du temps, à défaut d’autre chose.

On hissa le canot, qui passa par-dessus le passavant, et l’armement se laissa tomber dedans avant même qu’il eût touché l’eau. Allday, de sa voix de trompette, houspillait les hommes. Le Lysandre avait à peine eu le temps de mettre en panne que Bolitho était à la coupée. Tout était prêt.

— Gardez un œil sur le Busard, il devrait bientôt arriver par l’est – et, à Farquhar : Je vais l’envoyer à l’amiral avec des dépêches.

— Je suis désolé, répondit Farquhar avec un haussement d’épaules, j’avais espéré une prise d’une autre valeur.

Mais Bolitho descendait déjà l’échelle de coupée, essayant de ne pas baisser la tête pour voir la mer qui bouillonnait autour de la carène et faisait remonter le canot vers lui.

Il s’arrêta, compta quelques secondes et, au moment où le canot arrivait au sommet, sauta. Il n’avait pas repris son souffle qu’Allday donnait l’ordre de pousser.

Il alla s’asseoir dans la chambre avec toute la dignité dont il était encore capable et fit :

— Vers le Nicator, Allday.

Les vergues brassées carré du soixante-quatorze le dominaient, des manœuvres courantes pendouillaient çà et là, molles, comme l’homme qui le commandait, songea-t-il.

Allday donna du tour à la voûte avant de se diriger vers la coupée. Trop occupé à regarder le trois-mâts barque, Bolitho ne se souciait guère de ce que pouvait ressentir Probyn en voyant arriver son commodore.

C’était un bâtiment bien construit, élégant. Son nom, Santa Paula, était inscrit en lettres d’or sur une coque complètement peinte en noir.

— Rentrez !

Allday poussa la barre dessous tandis que le brigadier crochait dans les cadènes du Nicator.

— Vous allez retourner à bord, Allday, lui ordonna Bolitho – et, le voyant hésiter : Tout va bien cette fois-ci. Après tout, le Nicator est encore un bâtiment britannique, que je sache !

Allday salua en lui faisant un grand sourire :

— J’attendrai votre signal, monsieur.

Bolitho se hissa jusqu’à la coupée, remarquant au passage que les marches de bois étaient dans un triste état. Les porte-cadènes étaient souillés par de grandes taches de rouille.

Probyn l’attendait avec la garde, trempé par les embruns.

— Je crains que la garde ne soit un peu maigre, monsieur, mais mes fusiliers sont à bord du yankee.

— Je vois.

Bolitho se dirigea vers l’arrière, pour éviter tous ces visages curieux qui l’observaient près de la coupée.

— A présent, racontez-moi. Que s’est-il passé ?

Probyn avait les yeux rivés sur lui :

— Nous avons pris ce trois-mâts en chasse à midi, monsieur. J’ai pensé que c’était un briseur de blocus qui essayait de passer au milieu de notre patrouille, je lui ai donc signalé de mettre en panne.

Il hocha la tête en devinant l’humeur de Bolitho :

— Je sais bien que nous ne sommes pas supposés nous occuper de la neutralité des Américains, mais…

— Il n’y a aucun mais à ce sujet.

Bolitho regardait les deux timoniers qui se tenaient à la barre. On aurait dit qu’ils n’avaient pas changé de vêtements depuis qu’ils avaient été embarqués par la presse. Tous les capitaines connaissaient son sentiment à ce sujet. Il avait même couché ses ordres par écrit, afin de faire en sorte que chacun de ses hommes, volontaire ou embarqué de force, reçût un sac convenable. Cette mesure était économique, mais son importance tellement vitale qu’il restait ahuri de la bêtise de certains capitaines, avares au point qu’ils ne faisaient rien tant que leurs hommes n’étaient pas réduits à l’état d’épaves en haillons. Probyn le savait parfaitement et avait apparemment négligé d’exécuter la consigne. Loin des yeux, loin du cœur. Il allait régler cette question plus tard.

— Quelle était votre véritable raison ? ajouta-t-il.

Probyn le précédait vers ses appartements.

— Je manque tragiquement de monde, monsieur. J’ai dû quitter l’Angleterre sans avoir eu le temps de recruter suffisamment, sans quoi…

Bolitho le regardait droit dans les yeux.

— Et vous avez envoyé un détachement à son bord pour y prendre des hommes de force ?

Probyn le regardait d’un air las.

— Tout le monde sait que, chaque année, des centaines, plusieurs centaines de nos marins désertent pour passer sous pavillon américain.

Bolitho en était bien conscient et il s’agissait là d’un sujet de friction permanente entre les deux rives de l’Atlantique. Le gouvernement britannique avait établi une règle qui stipulait que tout marin, quel qu’il fût, était du bon gibier à prendre, à moins que les capitaines américains ne fussent en mesure de produire des certificats de nationalité américaine pour tous ceux qui pouvaient y prétendre.

De son côté, le président américain n’était pas moins ferme. Il avait exigé que, à partir du moment où un homme avait signé à bord d’un bâtiment américain, cela suffît à prouver qu’il était américain. On pouvait toujours détruire ou faire semblant de ne pas voir des documents, mais pas le pavillon américain.

— Et nous avons aussi entendu des coups de canon.

Probyn passa devant le fusilier de faction avant de répondre.

— Le yankee a refusé de mettre en panne, même après un coup de semonce. Je ne supporte ça de personne.

Il hésita un peu, dans la petite antichambre.

— J’ai fait conduire son patron à bord, sous bonne garde, monsieur – il semblait soudain rempli d’appréhension. Mais, maintenant que vous êtes ici, je pense que je ferais mieux de vous le confier ?

Bolitho le regardait d’un air glacial.

— Conduisez-moi à lui.

Ledit patron était assis dans la chambre arrière, où un ancien aspirant de Probyn, lui tenait compagnie. Il se leva avec une surprise non dissimulée en voyant entrer Bolitho.

— Eh bien, il y a donc une autorité supérieure, hein ?

Le ton restait courtois, mais il avait du mal à dissimuler sa colère.

— Je m’appelle Richard Bolitho, je suis le commodore de cette escadre britannique.

Il s’approcha de la fenêtre, ajoutant :

— On m’a parlé de votre refus de mettre en panne.

— En panne, mais allez au diable avec ça ! répondit vertement l’Américain. J’ai assez de peine à gagner ma vie sans en plus me faire tirer dessus par un pourri d’Anglais !

Bolitho s’assit en face de lui. C’était un homme vigoureux qui portait une barbe grisonnante. Le patron de la Santa Paula devait avoir à peu près le même âge que lui.

— Et comment vous appelez-vous ?

— Capitaine John Thurgood – il le fixait toujours. De New Bedford.

— Parfait, capitaine Thurgood… – il lui fit un grand sourire – …de New Bedford, donc. Le manque d’hommes est un souci permanent en temps de guerre pour la marine de Sa Majesté.

Thurgood retourna s’asseoir. Il faisait mine d’ignorer totalement Probyn.

— C’est votre problème, commodore. Je ne suis pas en guerre et mes hommes n’appartiennent pas au roi George – il se détendait un peu. Mon gouvernement élèvera la protestation la plus vive et prendra toutes les mesures qu’il jugera utiles lorsque j’aurai pu déposer ma plainte.

— C’est votre droit, capitaine, lui répondit Bolitho. Mais vous savez fort bien que quelques-uns de vos hommes ne sont pas plus américains que l’abbaye de Westminster – il leva la main. Non, non, je sais ce que vous allez me répondre. Peu importe. Vous êtes visiblement un homme intelligent, et je ne vois pas ce que nous gagnerions à discutailler.

Il se leva.

— Je vais vous faire renvoyer à votre bord, capitaine, avec un petit cadeau, un excellent fromage que j’ai apporté d’Angleterre. J’espère que ce présent adoucira, même s’il ne l’efface pas, le tort que nous avons pu vous causer.

Thurgood bondit sur ses pieds :

— Vous voulez dire que je peux m’en aller ?

Il regardait tour à tour Bolitho, Probyn, tout étonné.

— Bon, eh bien, je vais…

— Et votre cargaison, demanda Bolitho d’un ton badin, puis-je vous demander en quoi elle consiste ?

— Du vin rouge ordinaire, répondit Thurgood. J’en ai une pleine cale. Chez moi, on s’en sert pour faire les peintures !

Et il se mit à rire, ses yeux disparaissaient entre de profondes rides.

— Bon sang, on peut dire que vous savez y faire pour calmer un homme en colère !

— Mais je proteste ! s’exclama Probyn.

— Merci de nous laisser, commandant, lui répondit Bolitho. Et dites à votre aspirant de disposer. Je ne suis pas en grand danger – il sourit à l’Américain : N’est-ce pas ?

Thurgood se détendit après le départ de Probyn.

— Dieu du ciel, commodore, je suis content que vous soyez arrivé. Je crois qu’il aurait bien aimé me voir gigoter au bout de sa grand-vergue.

— Il a été fait prisonnier, pendant la dernière guerre.

— Moi aussi, fit Thurgood en haussant les épaules.

— Encore une chose, capitaine, conclut Bolitho en prenant sa coiffure. Vous venez de Marseille, probablement – il hocha la tête. Ce n’est pas un piège. Mais il est peu vraisemblable que vous ayez pu embarquer ailleurs une cargaison de ce genre. Et quelle est votre destination ?

— Corfou, lui répondit Thurgood, l’air amusé. Puis je rentre directement à New Bedford. Ma femme et mes trois garçons y habitent.

— Je vous envie – Bolitho ne vit pas la chaleur que manifestait soudain son interlocuteur. J’ai une prise espagnole avec moi, continua-t-il en le regardant droit dans les yeux. Nous nous en sommes emparés voici quelque temps. Bon, maintenant, si vous acceptiez d’échanger quelques-uns de vos hommes contre, disons, double dose d’Espagnols ?

Visiblement, Thurgood réfléchissait à toute allure.

— Je me disais que vous pourriez les déposer au passage, pendant votre voyage de retour, une fois que vous aurez livré votre cargaison ? Je suis sûr que les autorités espagnoles auraient à cœur de vous récompenser.

Thurgood semblait sceptique.

— Je n’en suis pas trop sûr.

— Mais si, insista Bolitho, vous n’auriez même pas besoin de les payer. Vous n’auriez pas non plus à partager vos bénéfices avec un équipage plus important que ce dont vous avez besoin pour rentrer chez vous.

Thurgood lui tendit la main.

— Si jamais vous cherchez du boulot, commodore, et j’insiste, n’importe quand, venez me voir.

Il lui serra vigoureusement la main.

— J’ai quelques brutes qui pourraient faire votre affaire. De bons marins, mais je ne les regretterai pas.

— Je crois pouvoir dire qu’ils vont se sentir chez eux, répondit Bolitho en souriant.

Il faisait une chaleur torride sur le pont, le vent soufflait par rafales, ce qui entraînait les bâtiments dans de fortes embardées, à vous donner la nausée.

Bolitho fit signe à Probyn :

— Envoyez un signal au Lysandre, dites-lui que je veux que la prise le Segura se rapproche de nous. Après cela, envoyez un officier de confiance à bord de la Santa Paula pour accompagner le capitaine Thurgood qui lui expliquera ce qu’il faut faire.

Probyn lui jetait un regard, on aurait dit qu’il allait exploser.

— Si vous l’ordonnez, monsieur !

Bolitho fit un grand sourire à l’Américain.

— Lorsque nous serons prêts, je demanderai à mon domestique de vous porter une bonne ration de ce fromage à point. Cela rendra peut-être votre vin buvable.

Thurgood regardait l’embarcation que l’on sortait de son chantier.

— Il me reste à prendre congé, commodore… – mais ce disant, il le regardait encore avec une certaine curiosité – … Bolitho, hein ? Nous avions un corsaire qui portait ce nom, pendant la guerre.

— C’était mon frère – Bolitho avait détourné les yeux. Mais il est mort.

Thurgood lui tendit une dernière fois la main.

— Bonne chance, quoi que vous envisagiez de faire. Je parlerai de notre rencontre à ma femme et à mes enfants… – il eut un large sourire – … et aussi du fromage.

Un enseigne s’approcha et salua.

— Le canot est paré à la coupée, monsieur.

Thurgood se mit en marche, puis s’arrêta en fronçant le sourcil.

— Je ne veux pas participer à tout ceci ni à une autre guerre. J’en ai eu ma dose – un clin d’œil. Mais si j’étais chargé d’une force aussi réduite que la vôtre, je songerais sérieusement à prendre le large.

Bolitho essayait de cacher son excitation. Et aussi son anxiété.

— C’est vrai.

— On m’a dit, répondit Thurgood dans un sourire, qu’il y avait une flotte à Toulon, plus trois cents transports pour faire bonne mesure.

— Merci, capitaine, conclut Bolitho en l’accompagnant à la lisse, et bon voyage à vous aussi.

Il attendit que Thurgood fût descendu dans le canot pour demander le sien.

Une flotte et trois cents transports ! C’était une véritable armada.

La voix de Probyn le sortit de ses pensées.

— J’élève la protestation la plus vive ! J’ai été humilié devant ce Yankee !

Bolitho pivota sur lui-même, les yeux brillants de colère.

— Humilié, dites-vous ? Et comment croyez-vous que j’aie réagi en voyant un vaisseau de ligne ouvrir le feu sur un navire désarmé ? En découvrant que l’un de mes commandants était prêt à risquer des morts inutiles, à déclencher une guerre si nécessaire, dans le seul dessein de se procurer quelques hommes d’équipage ? – il baissa le ton : Et tout cela parce que vous saviez pertinemment que j’en supporterais entièrement les conséquences, c’est bien cela ?

— C’est trop injuste, monsieur.

Mais ses rodomontades n’étaient plus qu’un souvenir.

— C’est bien mon avis – Bolitho le regardait plus calmement. Mais ne me prenez pas pour un idiot. Voilà ce que moi, je trouve humiliant.

Il s’avança jusqu’à la coupée, son canot arrivait.

— Vous aurez vos hommes, commandant. Vous les auriez sans doute obtenus de toute manière, si vous aviez usé de votre bon sens au lieu de lâcher une bordée – il lui montra du menton quelques marins occupés aux palans d’embarcation. Regardez-les, commandant. Vous battriez-vous pour quelqu’un qui vous accorderait autant de soin qu’à un chien ?

Il n’attendit pas la réponse.

— Prenez soin d’eux. Sans cela, ils ne se battront pas pour vous.

Il se pencha à la lisse et mit ses mains en porte-voix :

— Emportez votre chargement sur le trois-mâts, Allday, et revenez me prendre.

Allday fit un grand signe et dégagea le canot du bord.

Une heure plus tard, Bolitho était de retour à son bord. Farquhar avait du mal à dissimuler sa curiosité.

— Signalez à la Jacinthe de se rapprocher immédiatement. Je ne peux pas attendre Javal. Le commandant Inch portera mes dépêches à l’amiral.

Il attendit, tandis que Farquhar appelait Luce et que l’on hissait le canot sur son chantier.

— Puis-je vous demander, fit Farquhar qui était revenu, quel est votre plan, monsieur ? – il lui montra le Segura qui était presque arrivé près des autres bâtiments : Et que fait-il, celui-là ?

— J’envoie quelques-uns des marins espagnols au capitaine Thurgood, en échange de marins, euh, de marins non américains du trois-mâts.

— Cela va nous laisser sous-armés, remarqua Farquhar.

— Mais cela nous aura permis d’obtenir des renseignements – il ne parvenait plus à cacher son soulagement : les Français ont rassemblé une grande flotte. La Jacinthe doit partir à toute vitesse, si possible avant le crépuscule.

— Le commandant Probyn doit être heureux de sa bonne fortune, nota Farquhar.

— Peut-être.

Bolitho revoyait sa tête, il s’était fait un ennemi. Peut-être cela avait-il toujours été le cas. Depuis toutes ces années.

— Demain, si rien n’a changé, nous nous réunirons en conférence.

Il déboucla son ceinturon et tendit son sabre à Allday. Dernière découverte, il avait une faim de loup, c’était bien la première fois que cela lui arrivait depuis longtemps.

Comme il se dirigeait vers l’arrière, il se retourna vers Farquhar.

— Si vous étiez général et français, et si vous ne vouliez pas risquer vos transports avant d’avoir atteint votre objectif principal ? Et si cet objectif se situait en Afrique du Nord et peut-être plus loin, aux Indes ?… – il fixait Farquhar droit dans les yeux – … où iriez-vous préparer l’assaut final ?

Farquhar posa les deux mains sur une bitte à tourner en fronçant le sourcil. Pour éviter une bataille ? Il leva les yeux.

— La Sicile pourrait se révéler trop dangereuse. Un endroit sur la côte africaine qui serait suffisamment éloigné du but pour ne pas éveiller les soupçons représenterait également une traversée trop longue pour que les hommes et les chevaux soient encore en état de se battre à l’arrivée.

Il hocha lentement la tête :

— Je crois que je choisirais une île que je contrôle déjà.

Il se tut.

— Cela vous paraît-il sensé, monsieur ?

— Et connaissez-vous une île répondant à cette description ? lui demanda Bolitho en souriant.

Farquhar parut surpris.

— Oui, monsieur : Corfou.

— Exactement.

Il se dirigea vers les barreurs et fit signe à Grubb. Farquhar s’approcha du pilote.

— Le commodore pense que les Français pourraient se rassembler à Corfou.

Grubb le regardait, l’air méfiant.

— Oui monsieur. Mais si vous me permettez cette liberté, c’est vous qui l’avez suggéré !

Farquhar le regarda fixement d’abord, puis se tourna vers l’arrière.

— Quel diable d’homme – il esquissa un sourire. Voilà qui a été habilement mené !

 

Combat rapproché
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